Le premier jour du reste de ma vie

Le premier jour du reste de ma vie
Ça s’est passé un dimanche matin de septembre où le temps était clair et dégagé.

J’étais tranquillement à ma place habituelle, à mi-chemin entre la table et le réfrigérateur, un peu de travers car c’est la cadette de la famille qui m’a utilisée en dernier. Son truc à elle c’est de se balancer sur mes deux pieds en se tenant à la table. C’est vrai que c’est sympa mais ça use à la longue. D’ailleurs son père se crispe à chaque fois qu’il la voit faire ça, ça ne m’étonnerait pas que la petite le fasse un peu exprès. 

Ce matin-là, j’ai senti que quelque chose se tramait. J’ai frémi quand, ni une ni deux, je me suis retrouvée jetée à l’arrière de la voiture en route vers une direction inconnue. En voyant défiler le paysage par la fenêtre, je repensais à mon premier jour dans la maison. Le tapis sur lequel on m’a posée m’avait dit : « Tu verras, ça durera pas. Tu crois qu’ils vont s’attacher à toi mais dans quelques temps tu ne seras plus à leur goût, ils te jetteront pour aller voir ailleurs ». Deux jours après, ils l’avaient bazardé. Sur le moment, je m’étais dit qu’il était mauvaise langue et puis c’est vrai qu’il s’effilochait un peu. Jamais je n’aurais imaginé que ça m’arriverait. 

Après quelques longues minutes, la voiture s’est arrêtée, la portière s’est ouverte et je me suis retrouvée là, laissée sur le bord de la route. Face au bitume j’ai tenté de comprendre. Quel sens peut-il bien y avoir à jeter une chaise ? 

J’ai encore tant de bons moments à offrir. Comme je le disais, j’ai les pieds un peu abîmés à force d’avoir été balancée mais il ne faudrait pas grand chose pour me remettre à neuf. J’ai été faite d’un bon bois, je ne grince pas, mon rose est saillant, mon assise confortable et mon dossier solide. 

Plantée là, je persiste à essayer de trouver un sens à ce rejet. Je me souviens encore de leurs yeux ébahis en me voyant pour la première fois dans le magasin. Éclairée de mille feux par des projecteurs à lumière blanche, je n’avais jamais été aussi rose. Ils disaient qu’au prix où j’étais vendue ils pouvaient bien m’acheter. 

C’est là que j’ai compris. Je croyais être une chaise, cet objet de proximité où l’on se sent bien pour manger, discuter, travailler, lire, dessiner, passer de bons moments avec soi-même ou avec les autres. Là, j’ai soudainement le sentiment de n’être plus qu’un produit, un de plus, de la société de consommation ;  fabriqué en masse à l’autre bout du monde, transporté, acheté, utilisé, jeté. Et voilà. 

Pourtant sur le bord de cette route je ne peux me résigner à accepter le destin qu’on veut m’assigner. Je n’attends qu’une chose : une seconde vie.

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